Sois sage, ô ma douleur. Réflexions sur la condition humaine, Paris, Odile Jacob, 2007

 

ENTRÉE EN MATIÈRE

 

 

« Les Rats s’organisent en sociétés lignagères compétitives, qui se reconnaissent mutuellement par des différences d’odeur de leurs urines. Ils partagent avec l’Homme la particularité de mener systématiquement jusqu’à la mort les combats entre groupes sociaux concurrents. Tandis que même les Loups, qui s’organisent de façon comparable, pratiquent la grâce du vaincu. Il est complètement faux de dire que l’Homme est un Loup pour l’Homme : l’Homme est un Rat pour l’homme. »

 

        André Langaney (1987), Le sexe et l'innovation.

 

 

Au printemps 1945, des spectres sont entrés dans l’Hôtel Lutétia. Ils ont donné des nouvelles de l’au-delà. Au-delà de la vie, au-delà de l’humanité, au-delà de la dignité. Quelques-uns savaient quel était le sort des personnes qui avaient été arrêtées (on ne les appelait pas encore des déportés) et emmenées (on ne savait même pas où), la plupart l’ignoraient. Les « politiques » savaient et n’avaient rien fait, rien dit. Comme Simone de Beauvoir l’écrit dans Les Mandarins, un sentiment de culpabilité envahit les survivants que nous étions, qui avions échappé au hasard d’une vérification de papiers, d’une désignation sur une liste, d’une dénonciation, d’une méprise.

Nous étions confrontés à l’inimaginable. Nous n’avions jamais pu imaginer un seul instant ce que vivaient les « prisonniers ». Nous avions pensé à eux comme à des prisonniers de guerre qui reviendraient. Rares sont ceux qui sont revenus et ce qu’ils ont dit, ce qu’ils ont écrit nous a marqués à jamais. Oui, nous avions survécu, mais nous savions désormais que l’homme est un rat pour l’homme, que nous ne pourrions jamais nous sentir en sécurité nulle part, que nos enfants pouvaient servir de combustible pour des fours crématoires…

La condition humaine dans ce qu’elle a d’inévitable, d’inexorable de par notre statut d’être vivant s’est compliquée du mal que l’être humain fait à l’être humain. Un mal évitable au contraire de la vieillesse, de la maladie et de la mort ; un mal intentionnel au contraire des catastrophes naturelles. Un mal qui mérite pour cette raison d’être appelé « mal absolu » : le prochain dont on était fondé à attendre soutien et secours est l’ennemi mortel. Comment supporter d’appartenir à « l’espèce humaine », comme la nomme Robert Antelme, dès lors qu’elle mêle les humains et les inhumains ?

Comment guérir de cette catastrophe qui a fondu sur nous ? On sait que Shoah veut dire catastrophe, et c’est mieux dit qu’holocauste qui supposerait un sacrifice par le feu fait à un dieu. La Shoah a des traits spécifiques. La catastrophe qui a fondu sur nous n’est pas seulement la Shoah, l’extermination des juifs dans l’univers concentrationnaire nazi : c’est la découverte du caractère universel de l’inhumanité de l’être humain. D’autres que les nazis, même si ce n’est pas sur le même mode systématique terrifiant, ont pratiqué l’inhumanité ; ce n’est pas une spécialité allemande. Nous voyons qu’il n’y a pas de leçons de l’histoire, que, après 1945, on a continué à pratiquer la purification ethnique, le génocide, la torture.

Naturellement l’être humain n’est pas seulement inhumain, il est humain. Il y a les « justes ». Pour dix justes, le Dieu de la Bible était prêt à sauver Sodome et Gomorrhe. Mais l’humain n’efface pas l’inhumain. Il faut vivre ce mélange de l’espèce humaine.

 

 


N’Etre pas raciste ?

 

Je vais de par le monde.

 

Les cieux, la terre, les rues,

Les odeurs et les saveurs,

Les couleurs et les rumeurs,

Tout est le même et l’autre.

 

Inconnu, je te croise.

 

Tu me jettes un regard

Et tu crois pouvoir lire

La couleur de mon âme

Sur la couleur de ma peau.

 

Inconnu, tu te trompes.

 

Seul celui qui sonderait

En moi les reins et le cœur

Pourrait dire qui je suis

Ou plutôt qui je deviens.

 

Toi l’étranger, étrange

 

Par ce qui te fait autre,

Je veux apprendre à te voir

Comme au dedans tu te vois,

Comme l’amour peut te voir.

 

Veux-tu faire comme moi ?

 

Tous inexorablement

Soumis à la dure loi

De souffrir et de mourir,

Pourquoi en plus nous haïr ?

 

 

Colette Chiland

 

 

 

 

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