Note à propos du livre de Françoise Sironi, Psychologie(s) des transsexuels et des transgenres, Paris, Odile Jacob, 2011.
Françoise Sironi expose ses points de vue théoriques sur la « transidentité » et son expérience clinique auprès de personnes transsexuelles et transgenres, qu’elle prend comme paradigme pour penser les problèmes identitaires liés au temps présent, si bien qu’elle passe d’une conception psychologique à une conception géopolitique du phénomène transsexuel et du mouvement transgenre.
J’ai lu son livre avec intérêt… et avec étonnement : « Les professionnels en sciences humaines (psychologues, psychiatres, médecins, travailleurs sociaux, éducateurs, juges, anthropologues…) prétendent parfois agir au nom d’un savoir, celui qui s’est construit au sein de leur discipline, alors qu’en fait ils agissent en leur nom propre ; plus exactement, ils mettent leur intelligence au service d’une idéologie, d’une morale, d’un ordre social. Ils ne prennent pas en compte la façon dont l’objet de leur pratique, leurs patients, et la nature des problématiques dont ils s’occupent agissent sur eux. » (p. 37). Mon étonnement est que Françoise Sironi attribue aux autres ce qu’elle fait elle-même : elle est au service d’une idéologie. D’une certaine manière, nous le sommes tous ; car nous sommes toujours en danger de déraper des idées à l’idéologie, d’une « hypothèse de travail » pour déchiffrer les faits à un « acte de foi », comme je l’ai souvent écrit. Françoise Sironi pense qu’elle n’a pas dérapé ; je vais montrer qu’elle a dérapé, notamment par un manque de rigueur dans les termes qu’elle utilise, dans les textes qu’elle cite, par la haine dont elle témoigne à l’égard des « professionnels » et notamment des psychanalystes : leur « lien thérapeutique […] est construit sur de la haine » (p. 38).
Si Françoise Sironi est de bonne foi, je la remercie de prendre en considération les remarques que je vais faire et de dialoguer avec moi. Si elle est de mauvaise foi, un dialogue ne pourra pas s’instaurer. Qu’elle ne s’offusque pas si j’évoque la possibilité de la mauvaise foi : je l’ai rencontrée à un degré inimaginable…
Françoise Sironi s’inscrit dans la ligne de la dépathologisation-dépsychologisation-dépsychiatrisation des transsexuels et des transgenres et propose une formulation : « La transsexualité n’est pas une maladie, elle n’est pas un vice, elle n’est pas un choix, elle n’est pas une finalité. Elle est une contrainte à la métamorphose. » Mais qu’est cette contrainte à la métamorphose ?
Françoise Sironi ne s’aperçoit pas que, avec cette formulation, elle inscrit le « phénomène transsexuel » (selon l’appellation de Harry Benjamin) dans la psychopathologie. Les agresseurs sexuels disent qu’ils agissent sous la contrainte de la pulsion (ne me faites pas dire que les transsexuels sont des agresseurs sexuels, je dis seulement que l’invocation d’une contrainte interne est la même). La névrose obsessionnelle est aussi appelée « névrose de contrainte » (ne me faites pas dire que le transsexualisme est une névrose obsessionnelle).
Quant à la métamorphose, « changement de forme, de nature ou de structure si importante que l'être ou la chose qui en est l'objet n'est plus reconnaissable » (selon le Trésor de la langue française), je n’ai point vu que les personnes que j’ai accompagnées dans leur parcours transsexuel n’étaient plus reconnaissables. J’ai vu au contraire que la métamorphose d’un homme biologique en femme biologique ou d’une femme biologique en homme biologique était impossible. On ne peut changer que l’apparence et l’état civil et rendre plausibles la femme sociale et l’homme social « d’origine transsexuelle » (selon l’expression proposée par le groupe du parti socialiste Homosexualités et Socialisme). C’est bien parce que cette métamorphose est impossible, qu’on peut dire que l’idée de changer de sexe est une idée folle et que les médecins ont donné une réponse folle à une demande folle. Toutefois, les chirurgiens, quand ils font signer le consentement éclairé à la transformation chirurgicale, avertissent la personne transsexuelle des limites de la transformation ; sinon, comme le dit un de mes amis, ils sont des « escrocs » ; on ne va pas changer les chromosomes XY en XX ou vice versa (quelques personnes émettent cet espoir), la prostate en utérus ou vice versa ; les ovaires et l’utérus ne vont pas pousser au contraire de ce qu’écrit Simmons dans son autobiographie[1] ou comme me l’ont dit quelques personnes transsexuelles MtF (Male to Female), rares, il est vrai.
Toutefois, après la transformation hormono-chirurgicale (THC), les « patients » (on veut récuser ce terme parce qu’il médicalise, mais ce sont les personnes transsexuelles qui viennent demander des soins médicaux et ce ne sont pas les médecins dans les services publics français qui vont à la pêche au client, à qui ils offrent des soins gratuits pris en charge par la sécurité sociale au contraire de ce qu’on voit aux États-Unis et ailleurs où ce n’est pas le règne de la gratuité), les patients donc sortent de leur malheur et de leur souffrance, si l’indication a bien été posée, ce qui suppose une période d’observation. Les patients disent que leur vie est transformée, qu’ils sont heureux, ou plus heureux. C’est la seule justification de la THC, opération lourde et non pas anodine, qui transforme la personne transsexuelle en malade chronique, qui doit recourir à vie à des hormones sexuelles substitutives. La nécessité d’une période d’observation est récusée par les militants activistes français, mais ne l’est pas par la WPATH[2]. Mais cela n’exclut pas qu’on doive continuer à chercher d’autres moyens, moins agressifs pour l’organisme, de venir en aide aux transsexuels.
Je n’ai jamais eu un grand intérêt pour les étiquettes nosologigues, j’ai toujours eu un grand intérêt pour le fonctionnement psychique et les paroles propres à chaque patient. Ce que je sais du transsexualisme, ce sont mes patients (personnes qui sont venues me demander une consultation) qui me l’ont appris. J’ai évolué et guéri de ce que j’ai appelé « la maladie infantile du psychanalyste » qui croit qu’il va pouvoir changer la détermination du patient à se faire opérer. On ne peut qu’accompagner le patient dans son parcours et, pour avoir une chance de le faire, il faut être intérieurement neutre à l’égard de son projet. La description de que vit une personne transsexuelle telle qu’elle est donnée par les classifications me paraît minorer la souffrance du patient : il n’est pas la proie d’un « malaise », il vit un « drame existentiel », il préfère mourir plutôt que de rester dans la position et la peau de son sexe de naissance. Le malaise est un terme qui convient peut-être pour les transgenres, je ne sais pas, je n’en ai pas l’expérience clinique, je n’ai reçu que des personnes demandant une THC. Je ne faisais partie d’aucun parcours officiel, j’aidais seulement les personnes à voir clair dans ce qu’elles demandaient et à effectuer leur parcours, quel qu’il fût. Contrairement à ce qu’écrit Françoise Sironi (p. 30), les praticiens des équipes publiques ne prennent pas les consultations qu’ils font pour une psychothérapie ; ils invitent leurs patients à aller faire une psychothérapie ailleurs, dans un contexte où ils pourront parler plus librement, parce que ce qu’ils diront ne pèsera pas sur la décision. Quant à ce que Françoise Sironi dit des psychanalystes, c’est étonnant par l’outrance, la simplification, la désinformation. De même que les patients, les psychanalystes sont très différents les uns des autres. J’ai réagi comme Françoise Sironi (p. 35-36) devant l’entretien de Lacan rapporté dans Sur l’identité sexuelle. À propos du transsexualisme[3]. Mais cela ne suffit pas à discréditer l’apport de Freud et des psychanalystes, comme c’est aujourd’hui à la mode.
Pour certaines personnes, le genre est un « carcan normatif » et on ne peut que s’associer à Judith Butler quand elle propose, en 2004 dans Défaire le genre[4], de trouver un moyen de cesser de rendre la vie invivable à certaines personnes. Doit-on pour autant en arriver à un déni de la réalité biologique ? Si j’ai une idéologie, elle est là, ce que j’appelle « la boussole du sexe » : la division en sexes n’est pas une création de la société, comme Judith Butler l’affirmait dans Trouble dans le genre[5] en 1990. La définition du genre, c’est-à-dire des particularités, des comportements, des devoirs et des droits qu’on attribue en fonction du sexe, est sociale et arbitraire, mais non le sexe ; la société a inventé les distinctions de genre parce qu’il existait une distinction de sexe et non le contraire. Certes la stricte binarité des sexes n’existe pas, mais il existe plus de 98% d’êtres humains qui sont biologiquement mâles ou femelles et se sentent psychologiquement hommes ou femmes ; parce qu’il existe des situations incertaines ou intermédiaires (moins de 2%)[6], doit-on en déduire que toute distinction de sexe doit être abolie, ou plutôt déniée faute de pouvoir être abolie ? Cette distinction a un sens : la production d’un nouvel être humain suppose l’intervention des deux sexes, mâle et femelle. La sexualité ne se réduit pas à la procréation, même si des religions culpabilisent la sexualité et ne la dédouanent que si elle vise à procréer. Freud, précisément, a insisté sur la dissociation de la sexualité et de la procréation. Il a aussi soutenu que tout être humain était bisexuel en ce qu’il avait de l’amour pour son père et pour sa mère, donc une double orientation sexuelle homosexuelle et hétérosexuelle. Reconnaître une distinction de sexe à partir de son rôle dans la procréation n’est pas faire le procès de l’homosexualité.
Quand on propose trois cases à cocher (M, F, Autres) pour rendre la vie vivable à tous, cela ne fait pas l’unanimité. Que faire ? Quand Thomas Beatie, dont Françoise Sironi évoque l’histoire, FtM (Female to Male) ayant eu une mammectomie et des hormones, mais pas d’ablation des ovaires et de l’utérus, met au monde trois enfants par Insémination Artificielle avec Donneur (IAD) et se déclare le père légal de ses enfants, en même temps que leur génitrice, Françoise Sironi ne voit pas l’interrogation des psychiatres pour cet enfant et pour les enfants en général, avec la perte des repères et l’accroissement des difficultés à accepter la finitude sexuée (la généralisation de la trans-identité serait-elle un accroissement du bonheur de vivre malgré sa quête de l’impossible ?) ; elle pense que, si l’on invoque une stérilisation obligatoire lors du changement d’état civil, c’est « probablement pour que l’hétérosexualité reste le seul régime acceptable, dans lequel une grossesse puisse avoir lieu » (p. 70).
C’est un exemple parmi d’autres de la volonté de rabattre le problème de l’identité sur la sexualité. Comme beaucoup de militants, Françoise Sironi assimile la dépathologisation de la « transsexualité » et la dépathologisation de l’homosexualité. Mais l’assimilation est impossible : les homosexuels ne demandent rien aux médecins pour vivre la sexualité de leur choix ; les militants transsexuels sont dans une contradiction, car ils ne veulent pas être considérés comme des malades, mais ils demandent des soins médicaux remboursés à 100% (Affection de Longue Durée, ALD). Les transsexuels (patients et militants confondus) redoutent à juste titre la stigmatisation : l’étiquette « affection psychiatrique » est stigmatisante malgré les efforts des psychiatres, mais l’étiquette ALD est stigmatisante (celui qui a bénéficié d’une ALD ne pourra plus contracter certaines assurances)[7] ; la stigmatisation est liée à l’intolérance de la différence, contre laquelle il faut lutter constamment.
Françoise Sironi reconnaît à juste titre : « À vrai dire le terme ‘transsexualité’ est mal approprié car c’est de l’identité de genre du sujet dont il s’agit, non de sexualité ». C’est pourtant le terme qu’elle emploie parce que, dit-elle, il est consacré par « l’usage ». Ce n’est pas un usage général et, fait curieux, il est exceptionnel que ceux qui emploient préférentiellement « transsexualité » justifient leur choix. Je n’ai trouvé qu’une justification sous la plume de Claire Nahon[8] et précisément c’est pour pouvoir se centrer sur la sexualité. C’est d’autant plus étonnant que transsexualism est le terme proposé par Harry Benjamin en 1953, année qui marque l’entrée dans une ère nouvelle avec le succès médiatique de l’intervention chirurgicale pratiquée sur George Jorgensen qui devient Christine Jorgensen. Benjamin ne se réfère ni à Cauldwell et sa « psychopathia transexualis » (1949)[9], ni à Magnus Hirschfeld, qui avait utilisé le terme de seelischer Transsexualismus, transsexualisme psychique, transsexualisme de l’âme, en le distinguant de la corporéité gynandromorphe dans l’intersexualité[10] ; il avait utilisé le terme Transsexualismus, mais c’était en passant, sans le mettre en valeur et lui donner l’importance d’une trouvaille, et ce n’était pas le terme de transsexualité (Transsexualität), contrairement à ce qu’écrit Françoise Sironi (p. 25).
En fait, la situation est complexe parce qu’on mêle constamment l’identité et la sexualité. Je ne parle plus d’homosexualité à propos des transsexuels, j’entends ce qu’ils disent : « Je suis un homme et j’aime les femmes, je suis hétérosexuel » (FtM) ou « Je suis une femme et j’aime les hommes, je suis hétérosexuel » (MtF), et d’ailleurs leur pratique sexuelle n’est pas celle des homosexuels. Après la THC et le changement d’état civil, quelques personnes MtF se déclarent lesbiennes, quelques personnes FtM se déclarent gays. La question de la liberté du sexe/genre et la question de la liberté du choix d’objet sont mêlées, alors qu’elle ne sont pas du même registre ; je dis sexe/genre parce que tantôt l’un des termes est employé, tantôt l’autre : les deux concepts sont indissociables, comme le montre Pierre-Henri Castel[11]. Certains définissent leur identité exclusivement par leur sexualité : « Je ne suis pas femme, je suis lesbienne » (Monique Wittig).
Conclusion
Comment parvenir « à la liberté vis-à-vis des pressions internes et externes » ? Ce sont les derniers mots du livre (p. 250). Je crains fort que ce livre nous montre un type de combat militant qui ne s’embarrasse pas de rigueur et de nuances dans les propos plutôt que le chemin vers la libération intérieure.
Références
[1] Simmons Dawn Langley (1970), Man into a Woman. A Transsexual Autobiography, London, Icon Book in association with Bruce and Watson.
[2] La Harry Benjamin International Gender Dysphoria Association, fondée en 1979, est devenue la World Professional Association For Transgender Health, en 2006.
[3] Czermak Marcel, Frignet Henry, Eds (1996), Sur l’identité sexuelle : à propos du transsexualisme, Paris, Association freudienne internationale.
[4] Butler Judith (2004), Undoing Gender, Routledge. Défaire le genre, traduction par Maxime Cervulle, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.
[5] Butler Judith (1990, 1999), Gender Trouble, Feminism and the Subversion of Identity, New York & London, Routledge. Trouble dans le genre, Pour un féminisme de la subversion, Préface d'Éric Fassin, traduit de l'anglais par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005.
[6] Chiffres venant des travaux de Fausto-Sterling Anne (2000), Sexing the Body, Gender Politics and the Construction of Sexuality, New York, Basic Books, Perseus Books Group.
[7] Chiland C. (2011), Les mots et les réalités [À propos des troubles de l'identité de genre], Information psychiatrique, numéro spécial, sous presse.
[8] Nahon C., Ed. (2006), La trans-sexualité : défiguration, déformation, déchirement, Cliniques méditerranénnes, n° 74, Érès. Elle utilise un trait d’union et écrit : « « le nom qu’il faut imaginer pour renouer avec la dimension transgressive propre au sexuel auto-érotique, cet excès inhérent à la vie psychique et qui ne s’accommode pas — les déchirant volontiers — des formes admises, et ressassées à l’envi, du masculin et du féminin, de l’hétérosexualité et de l’homosexualité »…
[9] Cauldwell David O. (1949), Psychopathia transexualis, Sexology, 16, 274-280.
[10] Hirschfeld M. (1923), Die intersexuelle Konstitution, Jahrblatt für sexuelle Zwischenstufen, 23, 3-27, p. 15.
[11] Castel Pierre-Henri (2008), Distinguer sexe et genre. De l'exigence empirique à l'impasse conceptuelle : le moment stollérien, in I. Théry et P. Bonnemère, Eds, Ce que le genre fait aux personnes, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 213-233.
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