Changer de sexe : illusion et réalité, Paris, Odile Jacob, 2011.
AVANT-PROPOS
Changer de sexe est épuisé. On ne pouvait pas se contenter de réimprimer le texte, la nécessité d’écrire une nouvelle édition s’est imposée pour diverses raisons. En fait, pour traiter toutes les questions abordées dans cet avant-propos, il faudrait un autre livre. Le « paysage culturel » s’est modifié, les lois ont changé dans un certain nombre de pays. En outre, ce livre a fait l’objet d’interprétations qui ont complètement dénaturé ma pensée et sur lesquelles il est utile de faire le point. Une quinzaine d’années se sont écoulées depuis la rédaction de la première édition, ces années d’expérience supplémentaire m’ont apporté des vues nouvelles.
LE PAYSAGE CULTUREL : Transsexuels, transgenres, post-genres
Le « paysage culturel » a changé. Ce livre, dans sa première édition aussi bien que dans cette nouvelle édition, se centre sur l’étude des transsexuels stricto sensu définis comme des personnes qui savent qu’elles ont un corps d’homme (ou de femme), mais se sentent une identité de l’autre sexe et veulent que l’on mette en harmonie leur corps avec leur âme, leur identité. Elles demandent une transformation hormono-chirurgicale du sexe : il ne s’agit pas seulement d’un changement de genre, c’est-à-dire de sexe social, de sexe à l’état civil ; une marque corporelle sexuée est voulue par les personnes transsexuelles.
De nouveaux mouvements se sont développés : le mouvement « transgenre » ou « trans » militant pour la liberté du choix du genre, ou même pour l’élimination du genre, ce à propos de quoi l’on parle parfois de mouvement « post-genre ». Des demandes variées qu’on peut hiérarchiser sont formulées ; tous les militants ne demandent pas la même chose. Les uns incluent les transsexuels stricto sensu dans les transgenres, les autres les distinguent des transgenres.
1. Des trans demandent une facilitation de l’accès à la chirurgie de transformation du sexe, qu’ils banalisent. Ainsi Pat Califia écrit : « Une nouvelle sorte de personne transgenre est apparue : celle qui aborde la réassignation sexuelle dans le même état d’esprit que si elle demandait un piercing ou un tatouage[1]. » Or, il s’agit d’une chirurgie non anodine, une « mutilation », terme que les trans n’acceptent pas puisqu’on les débarrasse d’organes dont ils ne veulent pas, mais qui est le terme légal pour désigner « l’ablation d’un organe sain ». En France, pour n’être pas poursuivis en justice (et certains l’ont été), les médecins doivent prendre des précautions, notamment rédiger un protocole où le patient n’est désigné que par ses initiales, signé par trois spécialistes différents (un psychiatre, un endocrinologue, un chirurgien) et adressé au Conseil de l’Ordre des Médecins, en plus du protocole nominatif destiné à la Sécurité sociale pour la prise en charge de l’intervention.
2. Des trans demandent la « dépsychiatrisation » du problème, ce qu’il nous faudra examiner longuement. Ils veulent ne plus figurer dans les classifications internationales des « troubles mentaux ». Et ils veulent qu’aucun psychiatre n’intervienne dans leur parcours de transformation hormono-chirurgicale.
3. D’autres trans demandent qu’il ne soit plus nécessaire d’être opéré (au minimum stérilisé, incapable de procréer dans le sexe d’origine) pour obtenir un changement de sexe à l’état civil, ce qui a été accordé dans certains pays, par exemple en Espagne (loi de 2007).
4. Plus radicalement (il s’agit alors plutôt de « post-genres », car ils ne demandent pas à changer de genre, ils veulent la disparition du genre), d’autres militent pour la suppression de la mention de sexe à l’état civil. Ils s’élèvent contre la « binarité des sexes/genres » qui règne dans notre culture. Ils s’associent sur ce point avec des gays, des lesbiennes, des « bi » (bisexuels) et des intersexes (certains de leurs mouvements s’intitulent « LGBTI » ou « LGBTIQ », Q pour queer).
On remarquera que, si la quatrième demande est satisfaite, les autres demandes n’ont plus lieu d’être formulées. Il n’y a plus de condition au changement de sexe à l’état civil, puisqu’il n’y a plus de mention de sexe à l’état civil. Il n’y a plus d’intervention du psychiatre puisqu’il n’y a plus de demande d’intervention chirurgicale. Ces trans n’ont rien à demander aux médecins : ils veulent vivre en tant que membres du sexe opposé à leur sexe biologique. Ou plus, ils veulent que le genre soit une décision personnelle dans laquelle la société n’a rien à voir : ils veulent par exemple pouvoir être femme le matin, homme à midi, avoir une identité queer (mot anglais qui signifiait « bizarre », qui a été utilisé pour stigmatiser les homosexuels, puis repris avec fierté pour caractériser une identité indifférenciée, d’aucun sexe/genre, de l’un ou l’autre, ou des deux à la fois, on pourrait dire que, être queer, c’est se débarrasser du genre vécu comme carcan)[2]. La suppression de la binarité des sexes résout quantité de problèmes de société épineux : le mariage des homosexuels, la double parenté homosexuelle, etc. Il n’y a plus ni homme, ni femme, ni père ni mère, seulement des êtres humains et des parents.
Ce n’est plus un problème médical. Les trans ne viennent pas consulter le médecin pour une aide à l’« autodiagnostic », comme le dit la Résolution du Parlement européen du 12 septembre 1989 à propos des transsexuels. C’est un problème de société : les juristes, les anthropologues, les sociologues, les décideurs politiques, etc. diront ce qu’ils en pensent.
Les médecins peuvent seulement dire que la distinction de deux sexes dans l’espèce humaine n’est pas un artefact social. Elle repose sur cette réalité qu’il faut un mâle et une femelle, réduits au minimum à une cellule mâle et une cellule femelle, pour procréer de nouveaux êtres humains (en dehors du clonage). On rêve de l’ectogenèse, de l’utérus artificiel[3] qui permettrait de produire des bébés humains dans une machine à partir d’une cellule mâle et d’une cellule femelle ; les biologistes de la reproduction semblent divisés sur la faisabilité et les délais. Mais, de toute façon, on peut douter que cela devienne le moyen le plus courant et le moins coûteux de faire des bébés. On a marché sur la lune, mais on ne va pas sur la lune comme on prend l’autobus au coin de la rue. Le commentaire qui accompagne cette présentation de l’utérus artificiel est très curieux : ce sera le moyen d’établir enfin l’égalité entre hommes et femmes ; il y a confusion entre égalité des droits et différences de nature. On a l’idée que réduire la procréation au fait de confier des gamètes à une machine, supprime la différence entre « engendrer » et « enfanter ». Penser établir ainsi l’égalité révèle au premier chef l’envie des hommes à l’égard du « pouvoir » des femmes dans la procréation, peut-être aussi la révolte des femmes devant le poids de la grossesse et les souffrances de l’accouchement, et surtout la disparition de la dépendance à l’égard de l’hétérosexualité pour procréer. L’égalité des droits dans tous les domaines ne sera pas instaurée pour autant. Être un mâle ou une femelle, l’une et l’autre condition sont différentes, elles ne sont pas inégales. C’est la société qui traite les hommes et les femmes de manière inégale, en fait presque toujours et partout aux dépens des femmes. D’où ce que Léon Abensour appelle « la grande révolution féministe »[4] qui veut l’égalité des droits, sans haine des hommes, sans « hétérophobie » (rejet de l’hétérosexualité) au contraire des différentes vagues de féminismes qui se sont succédé depuis quelques décennies.
La distinction est claire entre mâles et femelles humains dans au moins 98 % des cas (on peut discuter ce chiffre, qui repose sur des données de la littérature médicale sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir, mais, quel que soit le chiffre que l’on donne, le pourcentage est très élevé). L’existence de personnes intersexes (moins de 2 %), définies comme n’ayant pas toutes les caractéristiques biologiques d’un sexe ou ayant des caractéristiques des deux sexes, ne remet pas en cause cette distinction. Par contre, il est certain que chaque société interprète cette distinction des sexes à sa manière et fabrique les caractéristiques de genre des hommes et des femmes. Le genre est arbitraire. Mais la distinction des sexes n’est pas inventée par la société pour justifier les relations de pouvoir, la domination exercée séculairement par les hommes sur les femmes, comme le veut tout un courant de pensée, illustré notamment par Judith Butler[5]. Il est vrai, comme l’écrit Maurice Godelier[6], que : « d’un certain point de vue, la sexualité, c’est le hurloir indiscret des rapports d’oppression et d’exploitation. » Mais ceux qui veulent supprimer la distinction des sexes ne veulent pas supprimer la sexualité ; ils pensent la libérer, comme l’écrit Gayle Rubin dès 1975[7] : « Une révolution féministe convaincue ferait plus que libérer les femmes. Elle libérerait les formes d’expression sexuelle, et libérerait la personnalité humaine de la camisole de force du genre. […] Je sens personnellement que le mouvement féministe doit rêver de bien plus que l’élimination de l’oppression des femmes. Elle doit rêver de l’élimination des sexualités obligatoires et des rôles sexués. Le rêve que je trouve le plus irrésistible est celui d’une société androgyne sans genre (mais non sans sexualité), dans laquelle l’anatomie sexuelle de chacun n’aurait rien à voir avec qui il est, ce qu’il fait, et avec qui il fait l’amour. »
On ne peut plus parler « du féminisme », mais « des féminismes ». Dans certaines formes de féminisme, il ne s’agit plus de dénoncer l’infériorisation des femmes, il s’agit de supprimer la notion de femme (il n’y aura plus rien à inférioriser). On connaît la position de Monique Wittig : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes [CC1]»[8].
Les transsexuels que j’ai rencontrés pendant des années et que je rencontre encore voulaient et veulent être des hommes ou des femmes incognito ; ils ne réclament pas, comme les militants trans, une « transidentité » ; ils assument leur transsexualisme comme une transition désormais effectuée. Ils se construisent une identité d’homme sans avoir aucune composante biologique mâle en s’identifiant aux valeurs masculines et paternelles de notre culture, ou ils se construisent une identité de femme sans aucune composante biologique femelle en s’identifiant aux valeurs féminines et maternelles de notre culture ; ils le font toutefois aujourd’hui avec plus de souplesse qu’autrefois, où leur conformisme aux stéréotypes sexués de notre culture était parfois caricatural.
L’acccueil fait à la diversité des identités sexuées et de la sexualité
Dans les trois dernières décennies, l’accueil fait aux variations dans l’identité sexuée et dans la sexualité a considérablement changé. Ce livre ne traite que du transsexualisme, dont j’ai une expérience clinique. Je ne suis pas spécialiste de l’intersexuation, je ne discute pas les problèmes de l’homosexualité.
Pour ce qui concerne les transsexuels, le « phénomène transsexuel », comme l’appelle Harry Benjamin[9], est connu du grand public à partir des médias. Il y a eu des émissions de télévision, certaines excellentes, d’autres critiquables. Le grand public n’est pas parfaitement au fait de ce qu’est le transsexualisme, mais il en a une approche plus tolérante. Les familles sont de plus en plus nombreuses à accueillir le coming out de leurs enfants, la révélation qu’ils veulent changer de sexe, autrement qu’en les rejetant ; ils les « accompagnent » dans leur cheminement difficile. Les médecins du travail savent ce qu’est le transsexualisme et aident les transsexuels à être acceptés de leurs employeurs.
Certains transsexuels continuent de se plaindre de leur situation impossible dans le monde du travail ; d’autres ont toujours réussi à travailler. Les uns et les autres ne se présentent pas de la même manière. « On dépend du regard de l’autre », disent les uns. « On est responsable du regard que les autres portent sur nous », disent les autres.
Tout n’est pas gagné. Mais la « tolérance » à la variation s’est accrue.
En France, depuis les arrêts de la Cour de cassation en 1992, le changement d’état civil est accordé aux personnes atteintes du « syndrome du transsexualisme » qui ont subi une transformation hormono-chirurgicale « dans un but thérapeutique ». Les personnes peuvent alors jouir des prérogatives de leur nouveau sexe ; elles peuvent se marier, adopter, recourir à l’assistance médicale à la procréation. Certes les agences pour l’adoption (et les professionnels spécialisés dans l’adoption[10]) et les CECOS (Centre d’Études et de Conservation des Œufs et du Sperme) doivent se familiariser avec cette situation nouvelle. J’y ai personnellement contribué en expliquant que les transsexuels ne sont pas des psychotiques ; et je travaille depuis 1999 au CECOS de l’Hôpital Cochin avec le Professeur Pierre Jouannet qui a été à l’origine d’un protocole permettant aux personnes transsexuelles féminin vers masculin d’accéder à la paternité.
le psychiatre et les transsexuels
Des militants réclament la « dépsychiatrisation ». Qu’est-ce que cela veut dire ? On m’a attaquée personnellement au nom de la dépsychiatrisation, en se trompant de cible à tous points de vue.
La dépsychiatrisation a deux aspects : l’un vise le fait que les troubles de l’identité sexuée figurent dans les classifications internationales des troubles mentaux[11], l’autre le fait qu’un psychiatre intervient dans les décisions qui sont prises d’accorder ou non la transformation hormono-chirurgicale. Nous allons les examiner successivement.
Le problème est compliqué. Il y a ce qu’un psychiatre sensé, ayant l’expérience du transsexualisme, peut dire. Il y a des conséquences de la rencontre avec un psychiatre qu’on ne soupçonne pas à première vue. Je viens de découvrir q’un étudiant en médecine faisant acte de candidature pour un poste de résident au Canada, pays que je croyais très libéral, doit déclarer les maladies qu’il a eues, somatiques et psychiatriques, et parmi elles le transsexualisme sous la rubrique « psychiatric disease », maladie psychiatrique. Il y a là une stigmatisation, qui me paraît intolérable. Mais « dépsychiatriser » le transsexualisme ne résoudrait pas le problème. Il faudrait le « démédicaliser ». Ce qui aurait pour conséquence que les médecins ne seraient pas fondés à donner des « soins médicaux » à ces personnes qui les demandent, et les actes que les médecins feraient, non seulement les rendraient passibles de poursuites, mais ne seraient pas pris en charge par les systèmes de santé propres à chaque pays (Sécurité sociale ou assurances). Le vrai problème n’est pas le « nom », l’« étiquette », l’adjectif « mental » versus « somatique », c’est l’usage stigmatisant qu’on en fait.
Être psychiatre étymologiquement, c’est être médecin de l’âme. Un psychiatre soigne la souffrance psychique avec des moyens divers, biologiques et psychothérapiques. Pour être pris en charge par les systèmes de santé propres à chaque pays, ses actes doivent figurer dans une « nomenclature », une « classification ». La classification américaine, le DSM-IV, bientôt DSM-V, n’est en aucun cas un manuel de psychopathologie permettant de mieux comprendre les troubles d’un patient, elle est un manuel descriptif permettant de faire des statistiques.
Où ranger dans une nomenclature qui permette l’accès aux soins médicaux une condition dont l’expression est purement psychique ? (Supprimer l’adjectif « mental » ne résout pas le problème, on peut utiliser toute nomenclature médicale d’une manière stigmatisante.) La personne qui se présente a toutes les caractéristiques biologiques d’un sexe, des organes génitaux normaux, elle peut avoir des relations sexuelles et procréer (elle a parfois procréé des enfants) ; mais elle dit qu’elle se sent appartenir à l’autre sexe et exprime une « souffrance psychique ».
Un psychiatre contemporain, en particulier s’il est de formation psychanalytique, n’éprouve aucun rejet de celui qui le consulte, quel que soit le nom qu’on lui donne : malade qui a besoin de soins médicaux, patient qui souffre, client (on peut l’appeler ainsi, qu’il paie ou ne paie pas), personne (ce qu’il est fondamentalement), sujet de ses actes (sujet non pas au sens d’« assujetti », mais de responsable), etc.
La distinction entre le normal et le pathologique dans la sphère mentale n’est pas tranchée ; elle est quantitative et non qualitative. Je considère qu’un apport majeur de l’œuvre de Freud est d’avoir cassé la barrière entre le normal et le pathologique. Pour Freud, il n’y a pas de différence « qualitative » entre le normal et le pathologique, seulement des différences « quantitatives » qui ont une « valeur pratique ».
« La frontière entre les états psychiques que l’on dit normaux et ceux que l’on appelle pathologiques est d’une part conventionnelle et d’autre part si fluctuante que vraisemblablement, chacun d’entre nous la franchit plusieurs fois au cours d’une journée[12]. »
« Qu’aucune frontière nette n’existe entre les “nerveux” et les “normaux”, enfants ou adultes ; que la notion de “maladie” n’ait qu’une valeur purement pratique et ne soit qu’une question de plus ou de moins ; que la prédisposition et les éventualités de la vie doivent se combiner afin que le seuil au delà duquel commence la maladie soit franchi ; qu’en conséquence de nombreux individus passent sans cesse de la classe des bien portants dans celle des malades nerveux et qu’un nombre bien plus restreint de malades fasse le même chemin en sens inverse, ce sont là des choses qui ont été si souvent dites et qui ont trouvé tant d’écho que je ne suis certes pas seul à les soutenir[13]. »
« Toute personne normale n’est en fait que moyennement normale, son moi se rapproche de celui du psychotique dans telle ou telle partie, dans une plus ou moins grande mesure[14]. »
Tous les êtres humains rêvent. Tous les êtres humains ont des mécanismes névrotiques, et même psychotiques. Si ces mécanismes deviennent envahissants, difficiles à mobiliser, la personne est entravée dans son fonctionnement et nécessite des soins.
Tout psychanalyste, dans son analyse personnelle, a appris à reconnaître en lui ces mécanismes et sait qu’il peut avoir des défaillances. Le fonctionnement psychique qu’un de mes maîtres, René Diatkine, appelait « normalo-névrotique » est un optimum, jamais définitivement acquis, et maintenu au prix d’un travail psychique. Il implique la reconnaissance en l’autre d’un être humain semblable à soi-même, la capacité de s’identifier à cet autre, le respect de ses droits et de sa dignité. Pour un psychanalyste, il n’y a pas d’un côté l’aliéniste sain d’esprit, et de l’autre l’aliéné ayant perdu l’esprit. Il y a deux êtres humains qui tentent de dialoguer et de donner du sens à ce qui se passe. L’intérêt se porte sur la personne du patient et son histoire et non pas seulement sur ses symptômes.
Le psychiatre aujourd’hui encore fait peur parce qu’il va porter un diagnostic où le qualificatif de « mental » accroché à « maladie » ou « trouble » heurte le patient. Le DSM est le « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ». « Mental » est refusé parce que la personne a l’impression d’être catégorisée « aliénée ».
En fait, consulter un psychiatre, c’est accepter de mettre en cause son psychisme. Et au-delà de l’étiquette « mental » et de l’injuste stigmatisation qui peut s’en suivre, la personne transsexuelle a peur de devoir mettre son psychisme en cause. Le psychiatre qui a fait une psychanalyse a rencontré un psychiatre plusieurs fois par semaine pendant plusieurs années ; il ne se sent pas humilié d’avoir accepté de mettre en cause son psychisme ; certes il était volontaire. Les transsexuels se sentent humiliés parce qu’on leur impose de rencontrer un psychiatre dans leur parcours. L’expérience montre que c’est nécessaire : certaines personnes ne sont pas en état de supporter la transition, qui a alors des effets désastreux ; pratiquement, dans la plupart des pays, un psychiatre intervient dans le parcours.
J’ai rapporté, dans la première édition de ce livre[15], un entretien auquel j’ai assisté, concernant une personne transsexuelle féminin vers masculin. Dans cette « vignette », qui montre la nécessité d’un suivi psychiatrique préalable à la réassignation hormono-chirurgicale du sexe, j’ai été trop concise et trop abrupte dans mon langage, et cela m’a valu les pires attaques. Tout d’abord, je n’ai pas précisé que cette personne, que j’ai appelée Victor, n’était pas mon patient, que je n’avais pas la responsabilité des soins, que je ne conduisais pas l’entretien, mais que j’y assistais. Victor venait d’un pays où, sans aucun suivi psychiatrique, on avait pratiqué une mammectomie et accordé un changement d’identité à l’état civil, et ce fut une affaire navrante. Au lendemain de la mammectomie, Victor devint gravement psychotique. Avec sa nouvelle identité d’homme, il vint en France et se maria. Depuis l’époque de cet entretien, j’ai vu plus de cinquante couples dont l’homme a suivi un parcours féminin vers masculin ; le taux de divorces est plutôt moins élevé parmi eux que dans la population générale ; on sent les affinités et les liens qui unissent les deux partenaires. Pour Victor, on ne comprenait pas ce qui unissait ce couple (j’aurais peut-être compris si je les avais suivis au long cours). Victor avait refusé l’hystérectomie et l’ovariectomie. Sa femme dit : « Mon mari est particulièrement nerveux quand il a ses règles. » Cette phrase fit une forte impression sur ceux qui étaient présents. Elle paraîtra peut-être naturelle aux membres de la culture queer, mais il n’en est pas de même pour les membres de la culture « profane », « binaire » (binarité des sexes).
La plainte des transsexuels pourrait être légitime sur un point : l’organisation des soins pour les problèmes d’identité sexuée. Les soins ne devraient pas se limiter à un « tri » entre ceux qui relèvent d’une transformation hormono-chirurgicale et ceux qui n’en relèvent pas ; il faut mieux accompagner ceux qui vont faire la transition et il faut accompagner ceux qui ne peuvent pas, ne doivent pas être hormonés et opérés. Mais les militants trans sont fermés à l’idée de contre-indication ; ils demandent l’opération, les médecins doivent l’accorder… Les services qui accueillent les transsexuels en consultation ne disposent pas de ressources suffisantes pour organiser le suivi psychologique pré-, post- et non-opératoire. C’est sur ce point que les militants devraient combattre avec les médecins et non contre eux.
Je ne fais pas partie d’une équipe de réassignation du sexe, je ne prends pas part aux décisions dans les commissions pluridisciplinaires des équipes de transformation hormono-chirurgicale. Je reçois des transsexuels qui viennent me voir « sans obligation ni sanction ». Je les préviens, dès le début des rencontres, que je ne rédige pas de certificat, ni pour ni contre l’intervention, et que je ne fais pas partie des commissions qui décident de la transformation hormono-chirurgicale du sexe, que je peux seulement les aider psychologiquement à élaborer leur décision et à faire face aux difficultés de la « transition ». Je n’ai jamais interdit à personne de se faire opérer, j’aide la personne quelle que soit sa décision vis-à-vis de la réassignation. Je l’adresse à une équipe compétente si sa décision est ferme.
LA COMMUNAUTÉ LGBTIQ
L’identité sexuée et l’orientation sexuelle sont deux problèmes différents. Pourtant les militants ont fait un amalgame. Être homosexuel, c’est être « gynécophile » quand on est une femme, « androphile » quand on est un homme ; ces termes proposés par Milton Diamond[16] pour dire l’orientation sexuelle nous seront très utiles pour mieux penser la sexualité des transsexuels : une personne transsexuelle, par exemple féminin vers masculin, ne se sent pas homosexuelle, n’a pas une « sexualité de même sexe » quand elle est « gynécophile », car elle se sent un homme qui aime une femme. On ne saurait assimiler l’identité sexuée et l’orientation sexuelle : un homme peut se sentir un « mâle » parfaitement viril et pourtant être attiré par des hommes, une femme peut se sentir une « femelle » parfaitement féminine et pourtant être attirée par des femmes.
Des militants intersexes rejoignent la communauté LGBT pour des raisons complexes. 1. Pour faire nombre, car ils sont beaucoup moins nombreux que les LGB. 2. Parce que leur identité est en cause comme pour les transsexuels, bien que d’une manière tout à fait différente : la personne transsexuelle masculin vers féminin n’a aucune composante biologique femelle et pourtant parvient avec succès à se sentir femme (vice versa pour la personne transsexuelle féminin vers masculin qui se sent homme sans aucune composante biologique mâle) ; certains intersexes ne parviennent pas à se construire en femme ou en homme malgré la présence de composantes femelles ou mâles, ils militent pour la reconnaissance d’une identité intersexe ou « hermaphrodite ». 3. Leur situation de « ni homme ni femme » et en même temps « homme et femme » se traduit par une orientation sexuelle androphile ou gynécophile ou ambiphile, ce qui les rapproche des LGB ; ils peuvent vivre cette sexualité, mais sous quelle identité se marier ? Si l’on prend en considération le nombre de couples stables et avec enfants qui ne se marient pas, mais vivent en concubinage ou se « pacsent », on peut se demander si le mariage n’est pas une institution obsolète à remplacer par un contrat de vie commune.
Au sein de cette communauté surgissent beaucoup de divergences et de conflits. Les propos échangés sont loin d’être amènes. Pour l’observateur extérieur, quelle que soit sa bienveillance, il n’est pas facile de trouver quelles mesures proposer pour alléger leur souffrance. Certains militants refusent que l’intersexuation soit un ensemble de conditions médicales, dont chacune requiert des mesures différentes. Ils tiennent à être considérés comme des sujets différents, mais « normaux », des « variations sur un thème ontogénétique normal », comme l’écrit Milton Diamond[17]. On comprend que cette position prend racine dans leur expérience vécue faite de secret et de honte, lorsque aucune explication ne leur a été donnée sur leur état et les traitements subis. Mais toutes les variations n’ont pas le même potentiel existentiel et certaines requièrent, sans discussion possible, des soins.
QUE ME REPROCHE-T-ON ?
La liberté d’opinion existe en France, on peut critiquer un livre. Raconter n’importe quoi sur la pratique d’un psychiatre, alors qu’on ne sait rien de cette pratique, dénaturer les textes en changeant les termes, en sortant les phrases de leur contexte, c’est autre chose. Act Up Paris m’a prise pour cible, sans que je puisse comprendre pourquoi : je n’ai aucun pouvoir de décision, je l’ai dit plus haut. Les membres dirigeants d’Act Up Paris n’ont jamais cherché à me rencontrer pour dialoguer avec moi. En revanche, ils ont laissé faire contre moi une opération militante d’intimidation, voire même d’agression, qu’ils appellent « un réveille-matin » : à 7 heures du matin, le 10 juin 2005, un groupe avec mégaphones, banderoles, caméra est venu manifester bruyamment et coller sur les portes et les murs de mon immeuble et les voitures en stationnement dans la rue des tracts sur lesquels figuraient ma photo avec la mention « un visage de la haine » et des propos très agressifs accompagnés de citations dénaturées de mes livres. J’ai dû porter plainte pour stopper l’escalade dans la violence, ce « réveille-matin » survenant après des textes publiés sur Internet, des lettres à mes éditeurs, un « zap » (empêchement de tenir un colloque à l’Hôpital Sainte-Anne) le 12 février 2005, toutes ces actions ayant été mentionnées sur leur site Internet. Pour le tract distribué le 10 juin 2005, ils ont été condamnés pour diffamation publique par un jugement de la 17e chambre du Tribunal de grande instance de Paris le 29 juin 2007, et cette condamnation a été aggravée par un arrêt de la Cour d’appel de Paris, 11e chambre B, le 3 avril 2008. Mais ils feignent d’ignorer les raisons de ces condamnations ; toutefois ils ont écrit : « On a pris la décision collective de restreindre le jet de faux sang dans nos actions »[18]. Dans le même temps, ils ont déposé un pourvoi après de la cour de cassation, pourvoi qui a été rejeté le 17 mars 2009.
Les propos tenus sur mes livres et ma personne ont convaincu un certain nombre de militants activistes qui ne m’ont jamais rencontrée ni lue ; ces personnes répètent ce qu’Act Up Paris dit. Cependant ces propos n’ont pas découragé des transsexuels qui les avaient lus de venir me voir : ils n’ont pas rencontré l’horrible personnage qu’on leur avait décrit… Des transsexuels ont demandé à me rencontrer pour discuter avec moi de mes livres ; ces échanges nous ont mutuellement enrichis. Bien plus, des transsexuels sont venus me remercier de ce que mes livres leur aient permis de faire le partage entre l’illusion et la réalité dans leur condition.
J’ai beaucoup réfléchi sur ce qui pouvait choquer dans mon écriture : trop directe et trop concise, trop imagée et concrète, elle a pu être mal interprétée et ressentie comme agressive. Je n’avais pourtant pas la « haine » à l’égard des transsexuels qu’on a voulu m’attribuer, bien au contraire. J’ai consacré un livre entier[19] à dénoncer la haine dont les êtres humains sont capables, notamment la haine raciale, la haine des nazis à l’égard des juifs, des tziganes, des homosexuels, etc. Je ne conçois pas l’exercice de mon métier sans bienveillance à l’égard des patients, mais les patients ne nous facilitent pas toujours la tâche ; pour les activistes, si on ne dit pas : « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil »[20], on a de la haine. J’ai décidé de devenir psychanalyste pour avoir assisté à une consultation difficile, après laquelle le psychanalyste qui la conduisait s’est tourné vers nous et a dit : « On a beau vouloir être bienveillant, c’est parfois difficile. » Ce propos m’a convaincue de l’authenticité de sa bienveillance ; ce n’était pas une attitude, une bienveillance à l’eau de rose. Dans leur colère contre leur condition, leur maladie éventuellement (VIH, virus de l'immunodéficience humaine) pour lequel ils sont à risque plus élevé s’ils se droguent ou se prostituent ou ont des rapports sexuels non protégés, les activistes trans’ ont besoin d’une cible sur laquelle tirer. Je le répète, ils se sont trompés en me choisissant pour cible.
Ils l’ont fait pour des motifs personnels que j’ignore. Mais ils l’ont fait avec une violence rare, en dénaturant mes propos, en scotomisant tout ce que j’avais pu écrire de positif sur les transsexuels, en passant sous silence ce que j’avais fait pour les transsexuels. Ils veulent faire feu de tout bois ; certains commentaires sont d’une ignorance et d’une sottise déconcertantes, alors que leurs auteurs ne sont ni sots, ni ignorants. Je ne reprendrai pas systématiquement l’argumentaire développé au procès, j’aurai l’occasion de signaler au passage quelques interprétations qui doivent être rectifiées.
Je prendrai ici un exemple. La notion de genre, au sens de genre identitaire et non pas grammatical, a été inventée par John Money en 1955. Elle a fait fortune dans le monde anglophone et donné lieu à une formation de mots composés à laquelle la langue française ne se prête pas aussi aisément : gender role, gender identity, cross-gender… Est-on compris en français si l’on parle de « rôle de genre », d’« identité de genre », de « genre croisé » ? J’ai écrit : « On peut à la rigueur parler d’identité de genre, sans être assuré d’être compris de l’honnête homme du xxe siècle, on sera compris seulement des spécialistes, qui jargonnent volontiers[21]. » J’aurais dû écrire : « Au xviie siècle, on parlait de “l’honnête homme” (voir La Bruyère) pour désigner l’homme instruit dépourvu de pédanterie[22]. On pourrait de même au xxie siècle parler de “l’honnête homme” pour désigner l’homme instruit, éventuellement diplômé des universités, sans être spécialiste de psychologie, de sociologie, de Women’s Studies, sans être militant féministe ou LGBTIQ ; cet “honnête homme” ne comprendrait pas des expressions comme rôle de genre, genre croisé, voire “identité de genre”. Mieux vaut parler d’“identité sexuée“, de “rôle sexué”, etc. » J’aurais utilisé 80 mots au lieu de 30 mots et, à ce train-là, mon livre aurait fait 600 pages. Je n’ai jamais imaginé que je ne serais pas comprise sur ce point précis (comme je m’en aperçois, hélas !), pas comprise même par un agrégé de lettres modernes, militant d’Act Up Paris prévenu au procès, qui m’accuse d’avoir écrit que les transsexuels étaient malhonnêtes, ne faisaient pas partie des gens honnêtes.
Quelles que soient les précautions épistolaires que je prenne, la position centrale de ce livre continuera de heurter ceux qui veulent changer de sexe sans regarder en face les réalités. J’ajouterai qu’un patient est toujours heurté quand il entend ou lit ce qu’un médecin dit de lui à la troisième personne alors qu’il vit et souffre à la première personne.
J’ai écrit que vouloir changer de sexe était « une idée folle », parce qu’il est impossible de changer de sexe. L’être humain aurait voulu voler comme un oiseau, Icare a vu les attaches de cire de ses ailes fondre au soleil ; l’être humain a seulement réussi à fabriquer des machines volantes à grand renfort de technicité. On peut changer de genre, non de sexe, on ne peut pas changer un mâle en femelle, une femelle en mâle : on peut changer l’apparence extérieure du corps, non le corps tout entier ; on peut changer l’état civil et vivre en tant qu’homme sans être né mâle, ou en tant que femme sans être née femelle, mais on ne devient pas en tout point comparable à un homme né homme biologique ou à une femme née femme biologique; on ne peut pas changer l’intérieur du corps, les chromosomes, les gonades, les organes génitaux internes ; on ne peut pas non plus gommer le passé. Certains transsexuels sont conscients des limites de la transformation, mais ils disent leur satisfaction de pouvoir vivre en tant que membres de l’autre sexe. D’autres ont un déni de ces limites. Certains vont même jusqu’à l’affirmation que des organes de l’autre sexe se sont développés en eux.
Pourra-t-on un jour changer l’intérieur du corps, changer les chromosomes, greffer un pénis, remplacer la prostate par un utérus et vice versa ? Les transformations corporelles diverses seront-elles devenues banales ? Ou bien trouvera-t-on un médicament qui change les idées ? Ou bien inventera-t-on des formes nouvelles de psychothérapie ?
Je n’ai jamais écrit, comme on l’a prétendu, que les personnes transsexuelles ne pouvaient être que « fous/folles, pervers/perverses, déprimés/déprimées ». J’ai même explicitement écrit, à l’encontre de certains de mes collègues et en accord avec Robert Stoller, que les personnes transsexuelles, sauf quelques rares cas, n’étaient pas des psychotiques.
Quelques personnes ont été blessées par cette affirmation que le changement de sexe est impossible (je ne suis pas la seule à le dire ! aucun médecin ne peut dire le contraire ; il a même le devoir de prévenir le patient pour obtenir son « consentement éclairé »). La transformation hormono-chirurgicale ne change pas un mâle en femelle, un homme biologique en femme biologique, ou une femelle en mâle, une femme biologique en homme biologique, mais, prescrite à bon escient, lui permet de vivre mieux. Néanmoins, il serait souhaitable qu’on trouve d’autres moyens de soulager sa souffrance qu’une chirurgie mutilatrice et une hormonothérapie à vie.
Cette affirmation m’a valu d’être traitée de « transphobe ». Alors il faut aussi traiter de « transphobe » Stephen Whittle, transsexuel FM, professeur de droit à la Manchester Metropolitan University, président de la WPATH, World Professional Association for Transgender Health (2007-2009), qui écrit : « So far as I know, there is no law nor any known medical prodecure that can change the sex of a human being[23]. » « Autant que je sache, il n’existe aucune loi et aucune procédure médicale qui puisse changer le sexe d’un être humain. »
L’APPORT DE L’EXPÉRIENCE
Au cours des deux dernières décennies, les patients ont changé.
Un premier changement notoire : le nombre des transsexuels féminin vers masculin a augmenté. Le sex ratio M/F, qui était de 3 ou 4 dans toutes les statistiques, a baissé et tend même à s’égaliser. Comment l’expliquer ?
En Pologne, on l’a justifié par la condition médiocre faite aux femmes. Mais le transsexualisme n’est pas la révolte contre la condition sociale, ce n’est pas une forme de féminisme ou de défense de la condition masculine. C’est une impossibilité profonde de s’accepter avec un corps de femme pour les personnes transsexuelles féminin vers masculin, d’être regardées et traitées en filles, puis en femmes ; ou de s’accepter avec un corps d’homme pour les personnes transsexuelles masculin vers féminin, d’être regardées et traitées en garçon ou en homme ; ce qui commence très tôt dans la vie, bien avant qu’on puisse évaluer et comparer les avantages et les inconvénients d’être homme ou femme.
La chirurgie est plus difficile pour les personnes transsexuelles féminin vers masculin, en abrégé FM (la construction d’une phalloplastie après mammectomie, hystérectomie et ablation des annexes, ou la métoïdoplastie, allongement du clitoris[24]) que pour les personnes transsexuelles masculin vers féminin ou MF (pénectomie, orchidectomie, création d’un vagin et de petites et grandes lèvres). Un certain nombre de FM renoncent même à la phalloplastie, en attendant des jours meilleurs où la phalloplastie sera « fonctionnelle » (fonctions urinaires et érection) et non pas seulement « esthétique ».
Statistiquement, les personnes transsexuelles féminin vers masculin réussissent mieux leur transition que les personnes transsexuelles masculin vers féminin. Une donnée, parmi d’autres, qui montre que l’un n’est pas le symétrique de l’autre. Pourquoi ? Ce n’est pas facile à comprendre.
Les patients sont mieux informés au sujet du transsexualisme. Les médias et Internet y ont contribué. On m’a reproché de n’avoir pas parlé du rôle des associations. Certaines associations s’efforcent de recueillir et diffuser des informations soigneusement contrôlées, d’offrir un soutien aux personnes, de coopérer avec les soignants. D’autres regroupent des « patients en colère » et non des « partenaires », comme l’a dit Cheryl Chase à Londres le 4 juillet 2008[25]. Ceux qui viennent dans ce dernier type d’associations cessent de les fréquenter après quelques contacts, faute d’avoir trouvé l’aide éclairée qu’ils demandaient, sauf s’ils deviennent eux-mêmes des militants activistes.
J’ai approfondi ma connaissance des personnes transsexuelles. J’ai achevé de guérir de ce que j’ai appelé dans un article « la maladie infantile du psychanalyste » qui croit qu’il va pouvoir modifier la détermination de la personne transsexuelle à changer de sexe. Je suis arrivée à être parfaitement neutre quant au projet de réassignation de ceux qui me consultent, et donc plus capable de les aider à y voir clair en eux-mêmes.
J’ai vu des personnes qui ont été capables de se « construire » une identité d’homme sans être des hommes biologiques ou une identité de femme sans être des femmes biologiques, de s’insérer dans une vie professionnelle et sociale, de trouver un partenaire qui les aime dans leur nouvelle identité, d’accéder à la parentalité.
J’ai travaillé à ce que les droits des personnes transsexuelles soient reconnus.
On m’a accusé de ne reconnaître aucun droit aux personnes transsexuelles sous prétexte que je les désignais par le sens de la transformation et non par le genre d’arrivée.
On tient à confondre le genre grammatical et le genre identitaire ; on invente des graphies du style « transsexuelLEs » pour montrer qu’on parle des transsexuels et des transsexuelles, en refusant la règle de la grammaire française qui dit que si le nom « se rapporte à plusieurs noms ou pronoms de genres différents, il se met au masculin pluriel »[26]. On croit faire avancer la reconnaissance identitaire en torturant la grammaire et l’orthographe.
Les militants parlent des « transsexuels » pour les femmes devenues des hommes, des « transsexuelles » pour les hommes devenus des femmes en s’appuyant sur le genre d’arrivée ; les médecins parlent des « transsexuelles » pour les femmes devenues des hommes, des « transsexuels » pour les hommes devenus des femmes en s’appuyant sur le genre de départ. Mon souci est d’éviter la cacophonie, l’incompréhension ; il faut savoir clairement de qui l’on parle. C’est pourquoi j’utilise la direction de la transformation pour caractériser la personne dont on parle ; ce qu’on fait d’ailleurs dans le monde entier, aussi bien les « professionnels » que les associations de militants (sur Internet, on trouve nombre de sites MtF ou FtM). Les anglophones sont favorisés par le fait qu’en anglais l’adjectif, substantivé ou non, n’a pas de genre grammatical : on dit toujours « a transsexual » ; on dit donc « a FtM transsexual » (Female to Male), « a MtF transsexual » (Male to Female), ou plus simplement « a FM transsexual, a FM patient, a MF transssexual, a MF patient »[27]. Pour continuer d’être précise, je calque l’anglais, et j’essaie d’être « politiquement correcte » en parlant d’« une personne transsexuelle FM ou MF » au lieu de parler d’« un transsexuel FM ou MF »… Le discours est alourdi, mais cela ne change absolument rien au fond des problèmes. Insulter les personnes transsexuelles, ne pas respecter leur genre d’arrivée, ce n’est pas écrire « un transsexuel MF », ce serait appeler « Monsieur » cette personne devenue « Madame », ce que je n’ai jamais fait. Les personnes que je rencontre ont fait un parcours transsexuel ; elles ne demandent pas à être appelées un transsexuel ou une transsexuelle, à conserver une transidentité ; elles demandent à être considérées comme un homme ou une femme ; l’étiquette « transsexuel », « transsexuelle » perdure chez les militants, pour les autres, elle appartient au temps de leur transition. L’Association HES, Homosexualités et Socialisme, propose qu’on parle, en français, d’hommes ou de femmes d’origine transsexuelle là où l’anglais fabrique facilement les mots composés transmen, transwomen. J’ai développé longuement cette argumentation pour montrer comment on me cherche querelle, une mauvaise querelle ; on examine chacun de mes mots, non pour chercher à comprendre ce que j’ai écrit, mais pour y trouver la preuve que j’ai de la haine à l’égard des transsexuels ; on ne peut pas trouver cette preuve parce que je n’ai pas de haine à l’égard des transsexuels.
On m’a accusée de ne reconnaître aucun droit aux transsexuels aussi parce que je déplorais qu’on ne disposât pas d’autre traitement que le palliatif des hormones et de la chirurgie. Pourtant j’ai adressé à des équipes compétentes pour la réassignation les patients résolus à se faire opérer. J’ai toujours dit et écrit que, si la transformation hormono-chirurgicale n’était pas interdite (elle ne l’est pas en France, contrairement à certains pays), il était nécessaire d’accorder un changement d’état civil aux personnes transsexuelles, sous peine de les faire vivre dans un no man’s land avec une apparence d’un sexe et les papiers d’un autre sexe. Le changement de sexe à l’état civil (en fait il s’agit d’un changement de genre, ou de sexe/genre, puisqu’il vise le comportement et les droits sociaux et n’atteste pas la réalité biologique du sexe ; mais l’état civil dit « de sexe féminin », ou « de sexe masculin ») ouvre le droit d’exercer toutes les prérogatives du nouveau sexe : mariage, adoption, assistance médicale à la procréation. Dans des commissions de réflexion éthique du CECOS, j’ai dit qu’on ne pouvait pas refuser d’entendre les personnes transsexuelles, quitte à ne pas satisfaire leur demande si elle ne répondait pas aux critères des CECOS. J’ai dit aussi que les personnes transsexuelles n’étaient pas des psychotiques. Le suivi des enfants nés de ces couples dont le père est une personne transsexuelle FM montre que jusqu’ici les enfants se développent bien, que les pères se conduisent en pères et s’investissent dans leur fonction de père.
Ce qui n’a pas changé, c’est que l’énigme demeure. On ne sait pas ce qui conduit un sujet normalement constitué, capable d’avoir des relations sexuelles et de procréer dans son sexe, à vouloir changer de sexe. Il ne peut absolument pas vivre dans la peau et la position dans laquelle il est né ; ce n’est pas un malaise, comme le disent les classifications, c’est une question de vie ou de mort. On a tout au plus des hypothèses. Il est possible qu’un facteur biologique joue un rôle, mais on ne l’a pas trouvé pour le moment. Il est raisonnable de penser que l’étiologie est multifactorielle. Même s’il y a un facteur biologique, il y a une épigenèse interactionnelle. Quand on voit de jeunes enfants avec leurs parents, on assiste en direct à leurs interactions ; quand on parvient à changer ces interactions, on voit souvent l’enfant accepter son sexe d’origine ; le refus du sexe d’origine est lié à la construction, par l’enfant, de la conviction qu’il serait mieux apprécié, mieux aimé s’il appartenait à l’autre sexe. Je renvoie le lecteur au numéro de Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence consacré à « Identité sexuée : construction et vicissitudes »[28].
[1] Califia P. (1997), Sex Changes: the Politics of Transgenderism, San Francisco, Cleis. Le mouvement transgenre. Changer de sexe, traduit de l’anglais par Patrick Ythier, Paris, EPEL, 2003, p. 306.
[2] J’ai défini ici l’identité queer. Voici comment Tania Angeloff définit « la théorie queer » : « Le queer en tant que théorie et que mouvement social, que militantisme, remet en cause l’hétérosexualité comme norme en dénonçant ce que ses acteurs appellent l’hétéronormativité. […] “Queer”, au sens littéral du terme en anglais, signifie étrange, bizarre. C’est donc une théorie de l’étrangeté concernant le genre, le sexe, la sexualité, une théorie critique de l’hétérosexualité comme norme. C’est également un mouvement social gay, lesbien, “bi” et transsexuel qui joue sur et déjoue les normes hétérosexuelles. » Angeloff T. (2005), La théorie queer et la sociologie font-elles bon ménage ?, in Actes du Colloque CNAM-Mage, Épistémologie du genre : regards hier, points de vue d'aujourd'hui, Paris, 93-96, p. 93.
[3] Atlan H. (2005), L’utérus artificiel, Paris, Seuil.
[4] Abensour L. (1921), Histoire générale du féminisme. Des origines à nos jours, Paris-Genève réédition, Slatkine Reprints, 1979.
[5] Butler J. (1999), Gender Trouble, Feminism and the Subversion of Identity, New York & London, Routledge. Trouble dans le genre, Pour un féminisme de la subversion, Préface d'Éric Fassin, traduit de l'anglais par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005.
Butler J. (1993), Bodies that matter, On the discursive limits of “sex”, New York & London, Routledge.
[6] Godelier M. (1982), La production des Grands Hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, p. 353.
[7] Rubin G. (1975), The traffic in women : Notes on the “political economy” of sex, in Rayna R. Reiter, Toward an anthropology of women, New York, Monthly Review Press, 157-210, p. 204 (traduction personnelle).
[8] Wittig M. (2001, 2007), La Pensée Straight, Paris, Balland. Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
[9] Benjamin H. (1966), The Transsexual Phenomenon, New York, Julian Press.
[10] Misès R., Noël J., Castagnet F. (1980), Adoption et transsexualisme, Ann Méd Psychol (Paris), 138, 4, 480-483, suivie d’une discussion 483-490.
[11] DSM-IV, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, Fourth Edition (1994) Washington D.C., American Psychiatric Association.
CIM-10/ ICD-10, Organisation Mondiale de la Santé (1993), Classification Internationale des Troubles Mentaux et des Troubles du Comportement, Descriptions Cliniques et Directives pour le Diagnostic, Paris, Masson.
CIM-10/ ICD-10, Organisation Mondiale de la Santé (1994), Classification Internationale des Troubles Mentaux et des Troubles du Comportement, Descriptions Diagnostiques pour la Recherche, Paris, Masson.
[12] Freud S. (1907a), Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen, traduction de Paule Arbex et Rose-Marie Zeitlin, Paris, Gallimard, 1986, p. 184-185 ; GW, 7, p. 70 ; SE, 9, p. 44.
[13] Freud S. (1909b), « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans », traduction Marie Bonaparte et Rudolph Loewenstein, in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, p.196-197 ; GW, 7, p. 376 ; SE, I0, p. 145-146.
[14] Freud S. (1937c), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats, idées, problèmes, tome II, p. 250 ; GW, 16, p. 80 ; SE, 23, p. 235.
[15] Chiland C. (1997), Changer de sexe, Paris, Odile Jacob, p. 139.
[16] Diamond M. (1999), “Pediatric management of ambiguous and traumatized genitalia”, The Journal of Urology, 162, Sept, 1021-1028.
[17] Diamond M. (1996), “Prenatal predisposition and the clinical management of some pediatric conditions”, Journal of Sex & Marital Therapy, 22, 4, Fall, 139-147, p. 142.
[18] Coups de barre, publié en ligne en juillet 2007 dans Action 108.
[19] Chiland C. (2007), Sois sage, ô ma douleur. Réflexions sur la condition humaine, Paris, Odile Jacob.
[20] Titre d’un film de Jean Yanne, 1972.
[21] Chiland C. (1997), Changer de sexe, Paris, Odile Jacob, p. 15.
[22] On peut consulter Internet (site consulté en juillet 2008) :
http://www.la-litterature.com/dsp/dsp_display.asp?NomPage=3_17s_007_honneteHomme
Voir aussi Marie-Aude de Langenhagen, La Bruyère, Google : « L’honnête homme doit fuir le jargon et les mots de spécialistes »
[23] Whittle S., Turner L. (2007), Sex Changes ? Paradigm Shifts in "Sex" and "Gender" Following the Gender Recognition Act? Sociological Research Online, volume 12, Issue 1, Introduction,
http://www.socresonline.org.uk/12/1/whittle.html
[24] Je n’ai rencontré jusqu’ici aucun patient ayant choisi la métoïdoplastie.
[25] Genital Cutting in a Globalized Age, Londres, The Royal Society of Medecine, July 4, 2008.
[26] Grévisse M., Le Bon Usage. Grammaire française, Paris, Duculot et Geuthner, cité d’après la 7ème édition, 1959, p. 245.
[27] Cohen-Kettenis, P. T., & Pfäfflin, F. (2003), Transgenderism and intersexuality in childhood and adolescence: Making choices, Thousand Oaks, CA, London, New Delhi, Sage Publications, passim.
[28] « Identité sexuée : construction et vicissitudes », Coordinatrice : C. Chiland, Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, septembre 2008, vol. 56, n° 6.
[CC1]Je ne comprends pas ce qui a été supprimé
visite(s)